Ce 23 février 2004, j'ai vécu une séance avec F., ma psychothérapeute, qui m'a profondément bouleversée. Parce que pour la première fois, cette sensation de gouffre béant que je ressentais depuis quelque mois en envisageant mon avenir prenait forme. Voici ce que j'écrivis le soir même à une correspondante un peu en avance sur moi dans son cheminement : |

"Bonjour Christy,
Un mois déjà depuis notre dernier échange de courriers, il s’est passé tant de choses !
Où en es-tu ? As-tu trouvé un endocrino ? As-tu commencé un traitement ? Comment va ton moral et celui de ton épouse ?
De mon côté je ne suis pas restée inactive : deux voyages à la rencontre de nouvelles amies, et puis bien sûr le travail avec la psy, et autour, car chaque rendez-vous est l’occasion d’une sortie habillée qui me donne un peu plus d’assurance. Les premières séances se sont essentiellement déroulées sur le mode du bavardage entre copines, ponctué de réflexions de sa part du genre "je ne te sers pas à grand chose, tu as fait le travail par toi-même". Je pense que c’était dû en fait à mon assurance, au petit nuage sur lequel je venais la visiter. Et puis aujourd’hui il y a eu un déclic dont je suis encore sous le choc, et que j’ai envie de te raconter. Depuis une dizaine de jours je n’étais pas sortie, je me sentais un peu seule, déprimée, ne voyant guère d’issue à cette histoire.
Donc en arrivant ce matin après les péripéties d’usage (mon départ du hameau est de plus en plus sportif pour passer inaperçue, maquillée, à moitié habillée et en pantalon, un sac de voyage à la main…), je lui ai fait part de mes états d’âme, on a parlé un moment comme d’habitude, et puis elle m’a demandé de me lever, m’a placée à un bout de la pièce, bien « enracinée », et m’a située A. (mon double masculin) dans la pièce voisine, de l’autre côté de la porte vitrée, me demandant si j'avais quelque chose à lui dire. "Non, vraiment rien". Tournant le dos à l’image d’A., elle m’a prise par la main et nous avons fait ensemble un grand pas en avant pour simuler l’année qui va suivre. Projetée un an en avant, elle m’a demandé comment je voyais ma vie. Me prenant au jeu, j’ai donc répondu que je vivais en femme à ¾ temps, tolérée par l’entourage, et que déjà mon activité professionnelle s’était réorientée vers l’accueil de personnes transgenres qui trouvaient chez moi tolérance et lieu de ressourcement.
Elle m’a alors demandé de m’adresser à Camille d’il y a un an, donc d’aujourd’hui, qu’elle-même était retournée figurer au même emplacement. "Que lui dis-tu ?" J’ai donc répondu, tout naturellement : "tu vois, il ne fallait pas t’en faire, il suffisait de laisser du temps au temps et les choses se font finalement assez simplement". "Parfait, dit la psy, et à A. là-bas, derrière la porte, que dis-tu ?" Bien consciente qu’il existe en moi, et que tout ce que je ne fais pas en ce moment (les innombrables travaux d’aménagement et bricolages d’entretien par exemple) va me retomber sur le nez, je réponds : "Ok, tu râles, tu as raison il y a plein de choses à faire, et ce n’est pas parce que je suis Camille que je vais m’enfermer dans ménage, vaisselle, cuisine ; après tout une fille peut prendre une perceuse et bricoler, donc j’assume."
"Très bien, tu as intégré A., dit la psy en me reprenant la main, maintenant on se retourne et on fait 5 grands pas de plus en avant, qui représentent 5 années. Nous voilà donc dans 6 ans. Où en es-tu de ta vie, qu’est-ce qui s’est passé durant ces 5 ans ?" Bon, évidemment, moi, prise dans la suite logique du jeu, je dis que j’ai suivi un traitement hormonal et que j’ai été opérée, et que je vis pleinement mon identité féminine dans ma maison qui accueille et aide d’autres en difficulté.
La psy me laisse alors tout au bout de la pièce et se replace à l’endroit que nous avions quitté, sur la « case » Camille dans 1 an. Elle me dit de me retourner, m’explique qu’elle est Camille il y a 5 ans (donc dans un an !), et me demande de m’adresser à elle : "Que lui dis-tu, à la Camille d'il y a 5 ans ?"
C’est alors qu’a eu lieu le choc : je l’ai regardée intensément, sa petite silhouette plantée seule au bout de la pièce, son sourire d'attente et ses yeux clairs, et soudain submergée par une émotion incontrôlable j’ai tendu la main vers elle en tremblant de tout mon être en lui disant "viens vite, c’est tellement mieux", et comme elle s’avançait vers moi je l’ai prise dans mes bras, serrée très fort et j’ai éclaté en sanglots.
Je lui ai dit une fois mes esprits retrouvés que je ne savais pas ce qu’il en était vraiment, que je m’étais prise au jeu, et que sans doute je me racontais des histoires. Elle m’a répondu que c’est le mental qui nous ment, mais qu’on ne triche pas avec les émotions. "Mais alors c’est grave, lui ai-je dit, je suis transsexuelle ??????????????" Elle m’a répondu que bien sûr mon problème était au-delà du travestissement, qu’on allait vérifier calmement, prendre le temps…
En rentrant chez moi, dans la voiture, des sanglots remontaient sans fin. Et deux heures plus tard, alors que je croyais l’émotion passée, j’ai entrepris de raconter la scène à mon épouse. Et rebelote, au moment crucial je me suis effondrée !!! Et même là en l’écrivant, j’ai encore des bouffées d’émotion.
Je ne sais ce que tu as vécu avec ton psy, j’imagine que toutes les expériences sont différentes. Mais moi qui considérais la transsexualité avec le semi-détachement que donne la construction intellectuelle, j’en ai vécu cette fois l’appréhension avec une sérieuse intensité émotionnelle.
Voilà où j’en suis, chère Christy, de plus en plus dans le brouillard, ou au contraire nous touchons le fondement de ma personnalité, je ne saurais le dire. Mais je suis drôlement secouée ! Si tu as un moment, dis-moi ce que tu en penses, avec le recul que tu as. Et surtout donne-moi des nouvelles de ta progression.
A bientôt le plaisir de te lire
Bisous
Camille
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