Petit conte ? Non, histoire vraie de la vie de tous les jours :
Il était une fois… une orange et un citron, qui, allez savoir pourquoi, cohabitaient dans une petite corbeille à pain ronde en attendant un recyclage oesophagien. La Grande avait beau le répéter avec insistance, que les corbeilles à pain étaient faites pour y entreposer le pain et non les fruits à sédimenter, les fioles d’huiles essentielles, les œufs tout crottés en provenance du poulailler, voire même les épluchures de légumes, ou pire, de pomme, rien n’y faisait, la Petite y entassait tout au gré de sa fantaisie du moment. D’ailleurs la corbeille voisine contenait une douzaine de litchis en phase finale de dessiccation – forcément, ils traînaient là depuis les fêtes de Noël -, un casse-noix qui devait y séjourner depuis la même époque, celle où l’on casse les pinces de homard, et cinq ou six citrons. Etrange, pourquoi ce citron-là avait-il quitté ses congénères pour migrer auprès de l’orange esseulée ?
En fait il avait pris la place laissée vacante par d’autres oranges qui avaient sûrement fini pressées, car la Grande en servait souvent un jus à la Petite au sortir de la douche. Sans doute, posé en équilibre instable au sommet de la pyramide de l’autre corbeille, avait-il fini par choir et se trouver plus au large dans ce nouveau logement. La Grande ayant séjourné quelque temps à l’hôpital, la dernière orange se trouva momentanément épargnée, et donc nos deux compères agrumes se prélassaient dans leur corbeille, sous le regard acide des autres citrons inconfortablement juchés sur casse-noix et lit de litchis rugueux.
Or voilà qu’un matin - la Grande était rentrée mais, convalescente, n’avait pas encore repris ses habitudes - la Petite lui fit remarquer un étrange phénomène : le citron virait à l’orange ! Indubitablement c’était toujours un citron, et sa forme ovoïde aux extrémités pédonculées en témoignait, mais sa robe prenait progressivement une chaude teinte orangée. Dans la corbeille voisine, les autres citrons semblaient plus jaunes encore que les jours précédents : jalousie, ou indifférence grégaire ?
Une orange, c’est orange, un citron c’est jaune. Dans le monde normal il n’y a pas le moindre doute là-dessus. Or nous étions dans le monde normal. Alors, qu’est-ce qui lui prenait à cet hurluberlu de citron, de virer à l’orange ?
L’orange s’appelait SELMA, de son nom de famille sans doute, et se prénommait Naveline, si l’on en croit la taille des caractères sur l’étiquette ornant ses rondeurs. Le citron bizarre n’avait pas de nom, pas plus que ses ex-congénères : une bande d’anonymes, ce qui pourrait expliquer à la rigueur ce soudain besoin de se singulariser.
La Grande se perdait en conjectures. Pourquoi diable ce citron changeait-il ainsi de couleur ? Si l’on peut prêter sentiments à un citron, elle imaginait alors que, tombé simultanément dans la corbeille et en amour, sa passion envers Naveline Selma était telle qu’il éprouvait l’irrépressible besoin de s’assimiler à elle. Abdiquer sa personnalité pour devenir telle que l’autre, voire l’autre elle-même : il fallait bien le peu de jugeotte d’un citron pour imaginer pareille mutation. Parce qu’après tout, citron, cela représentait une certaine position sociale : en rondelles, on est de tous les cocktails et apéritifs, chez les snobs on orne la tasse de thé ; on a sa place dans les mets raffinés, en décoration des plats les plus chics, dans la coupe Colonel comme en dessert givré ; personne enfin, chez les gens bien, n’envisagerait de manger des huîtres sans quelques gouttes du précieux nectar qu’on distille. Tandis qu’orange ! Elle est loin l’époque de la pomme d’or, du précieux cadeau de Noël dont on se partageait religieusement les quartiers une fois l’an. A présent pressée par citernes, son jus ne rivalise même plus avec Coca Cola ; dessert de cantine ou cadeau de la déchéance, qu’on offre aux prisonniers, quel destin ! Vouloir devenir orange, ça ressemblait un peu à un suicide social ! Pire que ça, à un suicide tout court, puisqu’à très brève échéance on finirait dans un verre, à la sortie de la douche.
Alors pourquoi ? La Grande, en même temps, éprouvait une certaine admiration teintée d’affection pour cette passion, si c’était cela qui conduisait le citron à de telles extrémités. Avec un peu de chance, c’est lui qu’elle choisirait le lendemain, trompée par la couleur, pour presser le jus de la petite, épargnant ainsi, un jour encore, la vie de Naveline l’idéalisée.
Oui, pourquoi ? Cela devait représenter un effort considérable, de mobiliser ainsi toutes les cellules de son écorce, voire de son organisme, pour opérer un tel changement. Au péril de sa santé peut-être ? D’ailleurs la Grande, à mieux le regarder, le trouvait quelque peu amaigri depuis son amorce de transition. Elle l’imaginait peinant pour se colorer ainsi, puisant toutes les ressources de sa substance au plus profond de lui-même, et subissant courageusement le mépris et les quolibets que lui crachaient ses ex-congénères depuis leur corbeille surpeuplée : Monsieur se distingue, Monsieur prend ses aises, Monsieur affiche sa différence, et Monsieur voudrait qu’on l’ignore ? Ou bien au contraire Monsieur voudrait sans doute qu’on le regarde, qu’on admire sa couleur si originale ? Mais Monsieur se rend-il seulement compte qu’en agissant de la sorte il transgresse tous les tabous de notre norme citronnière : un citron, ça naît citron, ça jaunit en grandissant, ça doit d’ailleurs être fier de sa couleur jaune citron, et ça meurt citron. Un citron qui devient orange est une insulte à tous les citrons, un dégénéré, un moins que rien, qui déshonore son espèce en s’assimilant à une espèce inférieure !
Inscrit en lui, ou né de sa récente rencontre, ce besoin semblait vital, et toute honte bue notre citron évoluait ainsi, affirmant par touches délicates sa grande détermination à devenir ce à quoi il tendait. O certes, bien imparfaitement. Sa forme ne serait jamais parfaitement sphérique, sa couleur, bien que ressemblante, était bien un peu plus pâle que celle de sa voisine. Et puis si d’aventure la Grande finissait distraitement par le presser, ou si quelque personne fréquentant la maison s’avisait de l’éplucher pour en faire son quatre heure, la supercherie serait découverte et dans les spasmes de l’agonie le citron entendrait sa damnation pour l’éternité, l’insulte suprême le ramenant à la condition à laquelle il avait tout fait pour échapper : "Mais c’est un citron !"
Tant d'efforts, pour (se) donner l'illusion d'une apparence en conformité avec son incompréhensible aspiration, tant d'énergie vitale déployée pour devenir vaine copie d'un idéal, et au bout du si court chemin la terrible sentence. Alors à quoi bon ? La Grande méditait sur ce comportement apparemment absurde et, rêveuse, poursuivit les innombrables activités de sa journée : tant d'agitation pour quoi, au fait ?
Le lendemain matin, passant devant la corbeille, elle vit que le citron avait encore accentué sa teinte orangée. Alors elle le saisit et le plaça sur la plus haute étagère de la cuisine. Elle empoigna l'orange et le presse-agrumes, puis se ravisa et posa avec tendresse Naveline aux côtés du citron. Cette histoire d'amour et de vie lui rappelait trop son propre cheminement : née homme, il lui avait fallu cinquante ans pour prendre enfin corps de femme, au prix de mille souffrances et d'un amour broyé.