La cloche sonne, un couple pénètre dans l'entrée, soulagé d'être enfin arrivé à notre maison d'hôtes : par deux fois la femme m'a appelée de son portable pour se faire guider, ils avaient oublié de se munir du précieux plan d'accès que j'envoie au moment de la réservation. Je les accueille, leur adresse quelques mots de bienvenue, leur propose un verre, et m'apprête à leur montrer leur chambre. C'est alors que la femme me dit :"Madame, je suis vraiment confuse, je vous ai appelé deux fois Monsieur au téléphone tout à l'heure, je vous prie de m'excuser".
"Ce n'est pas grave, lui répliqué-je en souriant, je suis habituée et c'est vrai que je suis assez masculine, pas seulement au niveau de la voix, mais aussi de la carrure, que voulez-vous, il a bien fallu les porter toutes ces pierres qui habillent la façade !" Et hop, le tour est joué. Mais quand même, fichu téléphone qui bien souvent nous trahit malgré tous nos efforts pour soigner la voix !
La cloche sonne. Le temps que j'arrive de l'autre bout de la maison, un couple m'attend dans l'entrée. Au premier coup d'œil, j'ai un doute : il me semble que je connais ces têtes. Or depuis le début de l'année, lorsque les gens réservent, je m'attache à préciser à ceux qui sont déjà venus les changements qui sont intervenus me concernant. Là, glups, il semblerait qu'il y ait eu une faille dans ma belle organisation ! Un peu inquiète je les salue, ils me répondent avec chaleur, je les invite à boire un verre sur la terrasse. En s'asseyant, la femme s'exclame : "ah quel plaisir de se retrouver ici." Re-glups, nous y voilà ! D'un ton faussement détaché, je réponds : "N'est-ce pas, et pourtant vous avez dû me trouver on peu changée." L'homme me regarde attentivement, se met à rire et dit "en effet, oui !". La femme ne réagit pas. Je vais à la cuisine, prépare des verres de jus de fruits, et retourne m'asseoir avec eux, décidée à "tâter le terrain" pour les resituer. Nous parlons donc de choses et d'autres, notamment de leur précédent séjour qui s'avère remonter à deux ans. Au bout d'un bon moment, la femme se décide à me dire ce qui visiblement la gêne :
"Excusez-moi, mais je n'ai pas souvenir de vous avoir vue il y a deux ans. J'avais eu affaire à une femme plus
petite et très vive, et puis un monsieur assez grand avec beaucoup d'humour…
- Oui, c'était moi.
- Pardon ??
- C'était moi, le monsieur avec de l'humour, mais j'ai un peu changé."
Elle me scrute intensément :
"Non ? ? ! ! ! ! !
- Si.
- C'est pas vrai ? ! ! ! !
- Si si, c'est vrai", dis-je en souriant, tandis que son mari, en face, se bidonne ouvertement.
- "C'est pas vrai ! Alors là… alors là… alors là chapeau ! C'est… c'est extraordinaire, quel courage, alors là vraiment chapeau"… et ainsi de suite. La conversation ayant pris un tour plutôt chaleureux, je donne quelques explications sans pour autant m'appesantir sur le sujet, et nous parlons d'autre chose.
Un peu plus tard, je leur montre leur chambre puis les raccompagne à la porte en proposant de l'aide pour porter les bagages. Sur le pas de la porte, la femme me prend soudain le bras et me dit : "vraiment, je trouve formidable et très émouvant ce que vous avez entrepris. Vous permettez ? J'ai envie de vous embrasser."
Et nous sous sommes embrassées avec beaucoup d'émotion, je ne surprendrai pas mon amie Sophie si je vous dis qu'une petite larme s'est écoulée sur ma joue.

La cloche sonne. Entre un couple, de ce genre de personne dont au premier coup d'oeil on se dit : flûte, on ne va pas rigoler. Effectivement, ils s'avèrent l'un et l'autre assez "coincés" et distants. "Très bien très bien, heureusement, me dis-je, ils ne sont là que pour une nuit". Mais ils nous plombent un peu l'ambiance de la maison. Fort opportunément ils décident d'aller dîner en ville. Le lendemain matin ils se présentent au petit déjeuner aussi détendus et souriants que la veille... Après quoi ils se lèvent et regagnent leur chambre pour un petit besoin bien naturel (signe d'une légère décontraction sans doute !), la dame ayant précisé qu'elle revenait dans quelques instants pour régler sa note.
Ce qu'elle fait une demi-heure plus tard (ah, pas si décontractée finalement !). Je lui présente la facture, la prie de s'asseoir pour rédiger son chèque, et l'observe en restant debout à ses côtés. Histoire de parfaire la détente, je lui dis aimablement : "Vous avez un top ravissant, mais si je peux me permettre, vous l'avez mis à l'envers.
- A l'envers ? Mais qu'est-ce que vous me dites ?
- Si si, tenez, vous avez l'étiquette visible dans le dos. Et regardez la couture à l'emmanchure !
- Mon Dieu, mais vous avez raison !" Elle fait mine de se lever, puis se ravisant :
"Oh, après tout, nous sommes entre femmes, allez hop !" Et devant une Camille médusée, elle retire son vêtement et le retourne ! "Mon Dieu, me dis-je à mon tour, et si elle apprenait ce que je suis ! ! ! ! ! ! ! ! ! !"
Non, la cloche ne sonne pas, ils sont déjà là : une joyeuse tablée, comprenant un couple de belges habitués de la maison, et trois autres couples qui ne se connaissaient pas il y a quatre jours, mais bonne chère et petit vin de pays aidant se sont liés d'amitié. Seulement voilà : mon départ pour Bangkok est proche, et je veux absolument finir la mezzanine que j'ai consstruite la semaine précédente où nous avons eu quelques jours sans clients. A la fin du repas ce soir-là, quelqu'un s'aperçoit que le petit escalier de bois qui dessert la mezzanine n'était pas là la veille. "Tiens, c'est nouveau, ça, et qui l'a fabriqué, c'est vous ?", me demande-t-on. Je réponds discrètement et modestement oui, espérant que cela va en rester là... Tiens donc ! "Mais la mezzanine, c'est vous aussi ?"
"Hum... oui, oui, mais ce n'est rien". Et voilà tous les homme debout, en train de s'extasier "Mais comment ça, ce n'est rien ? Mais vous avez vu ce travail ? Les poutres suspendues à la charpente, c'est astucieux. Et regardez ces entailles, quel boulot. Et les coupes d'angle, chapeau ! Et les finitions, etc... Ben dites donc, pour une femme, vous vous débrouillez drôlement bien !"
Moi petite souris dans un coin, et mes deux belges en face riant sous cape, car eux savent les tonnes de pierres maçonnées, les tombereaux de terre remuée, les kilomètres de fils électriques et de tuyauteries, les monceaux de bois raboté, charpenté, menuisé...

Ce jour-là, la cloche sonne à toute volée dans mon coeur : c'est mon anniversaire, j'ai 50 ans. En plein milieu de la saison touristique, nous avons fermé la maison aux estivants pour accueillir les amis venus fêter ça avec nous. Ils sont tous là, les amis de 10, 20, 30 ans et même celui d'il y a 37 ans, mon ami de toujours, pour qui c'est bien difficile de comprendre et d'accepter ce qui m'arrive. Mais il est là parce que c'est mon ami, il me fait confiance, il m'aime au-delà de cette apparence qui le bouleverse. Son épouse, ses deux grands enfants sont là aussi. Et tous les autres, ceux des galères, des grands moments, des projets fous, des petits espaces de rêve, ceux avec qui j'ai refait le monde comme tout le monde. Et aussi les nouvelles amies, les "comme moi", ces personnes merveilleuses qui viennent de la même étrange planète et que j'ai rencontrées et aimées sur ce chemin pas facile.
Au réveil, ce matin, j'ai soudain réalisé que tous ceux-là viennent, quelques-uns de très loin, certains ont interrompu leurs vacances à 500 km d'ici pour ces deux jours, tous ceux-là viennent pour moi, juste pour moi, pour moi telle que je suis, telle que je veux être aux yeux de tous : mon coeur a alors débordé d'émotion et j'ai pleuré des larmes de reconnaissance.
Ils m'ont offert un spectacle magnifique, ils m'ont ensevelie de présents, ils m'ont dit leur amitié, ils me l'ont chantée, ils l'ont mise en scène, ils ont mangé, bu, parlé, ri. Trans et pas trans, pas de clivages, nous étions tous réunis pour célébrer le bonheur de vivre, parenthèse enchantée.
O mes amis, quelle joie immense vous m'avez offerte, ces journées resteront parmi les plus belles de mon existence, merci, merci, merci !
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